Mon métier est assez incroyable, c’est évidemment ce que je me dis au quotidien. Toutefois, il y a des moments dans lesquels cette phrase prend encore plus de sens. C’était par exemple le cas lorsque je me suis retrouvé à exercer ma profession de luthier en Guadeloupe. En plus d’être une découverte absolue pour moi, ce fût une expérience inoubliable dans laquelle je me suis senti chez moi de bout en bout. C’est pourquoi je tenais à partager avec vous cette histoire, cette aventure !
Le voyage d’un luthier en Guadeloupe
Tout d’abord, vous allez surement me demander ce que peut bien faire un luthier en Guadeloupe.
À part peut-être prendre du bon temps et se dorer la pilule afin de se remettre de toutes les épreuves qu’il affronte au quotidien dans son atelier. C’est évidemment une possibilité qui n’est pas à exclure mais je n’ai au final pas tellement vu la plage.
En fait, je me suis rendu là-bas pour exercer la lutherie. Ce sont Loic Loyson et Jacqueline Jardines qui s’occupent de l’école d’enseignement Suzuki La Corde La qui ont décidé de me faire venir afin que je puisse me rendre compte de la situation et trouver des solutions qui pourront aider les musiciens, petits et grands, sur place.
Mon objectif était premièrement de comprendre les habitudes et les besoins des musiciens locaux, qu’ils soient professionnels, amateurs ou étudiants. Ensuite, je me suis mis au travail pour commencer à entretenir et réparer les instruments qui étaient sur place, tout en essayant de transmettre mes connaissances et mon savoir-faire. Enfin, sur le long terme, ma mission est de pouvoir apporter mon aide et mon soutien à cette communauté incroyablement dynamique que j’ai appris à connaître et à apprécier tout au long de mon séjour.
Au programme donc, beaucoup d’entretiens, de réparations mais aussi beaucoup de rencontres, d’échanges et surtout de la rigolade ! Car c’est vrai qu’il fait bon vivre dans les caraïbes.
Je me trouvais à Baie-Mahault, non loin de Pointe-à-Pitre qui est la capitale économique de la Guadeloupe.
Recherche d’un luthier en Guadeloupe
Pour faire simple, il n’y a pas d’atelier de lutherie en Guadeloupe, en tout cas pour l’instant pas comme ce que nous pouvons avoir en France. D’après ce que j’ai compris, il y a déjà eu quelques tentatives par le passé, mais elles n’ont pas duré.
Une des dernières en date serait même l’initiative d’une luthière, apparemment très habile.
De même, il y a ce très charmant M. JOSEPH, passionné de violon et de lutherie, qui fait tout son possible pour aider les musiciens de l’île. Toutefois, les pratiquants d’instruments à cordes frottées n’ont pas vraiment d’autre solutions que de quitter l’île pour pouvoir acheter, faire réparer ou entretenir leurs instruments et archets.
Ce qui rend finalement assez difficile la pratique du violon, de l’alto ou du violoncelle sur l’île. Même si je dois avouer que j’ai constaté une volonté incroyable d’avancer, de se débrouiller et de faire avec les moyens du bord de la part de tous ces passionnés qui se retrouvent emportés par le vent d’une passion commune : la musique. En fait, j’ai observé une telle détermination dans la pratique de la musique, dans son enseignement mais aussi une ferveur de la transmission de la vibration qu’elle soit de maître à élève, ou de musicien à auditeur que cela m’a beaucoup touché.
C’est pourquoi cela a été un véritable bonheur que de travailler avec les enfants et les adultes en leur transmettant moi aussi ma passion.
La famille du violon en Guadeloupe
Il n’y a pas que des mauvais instruments sur l’île, bien au contraire. J’ai même eu l’occasion de voir quelques modèles anciens de très bonne facture ainsi que des productions de luthiers actuels. Toutefois ce n’était que de rares exceptions car la généralité était de se retrouver face à des importations soviétiques ou chinoises de qualités tout à fait aléatoires. C’est aussi assez surprenant puisque c’est la première fois que je voyais des violoncelles en carbone qui n’étaient pas simplement sur des présentoirs.
Je n’ai entendu parler que d’un violon qui ait été fabriqué sur l’île, avec des bois locaux me semble-t-il. Et c’est vrai que rien n’empêcherait potentiellement de fabriquer des instruments sur l’île, que ce soit avec des bois importés ou des bois locaux. D’ailleurs, ils seraient beaucoup plus stables que ceux qui sont importés. Mais est-ce réellement envisageable ?
Le climat et la lutherie
Comme j’en avais parlé dans mon article sur le violon et l’hygrométrie, les climats tropicaux ne sont pas des plus cléments. En effet, la chaleur et l’humidité permanente causent de nombreux problèmes
sur les instruments et les archets en matériaux naturels.
Température et hygrométrie en Guadeloupe | |||||||||||||
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Mois | jan. | fév. | mars | avril | mai | juin | jui. | août | sep. | oct. | nov. | déc. | année |
Température minimale moyenne (°C) | 20,7 | 20,6 | 21 | 22,2 | 23,6 | 24,3 | 24,3 | 24,1 | 23,8 | 23,3 | 22,4 | 21,3 | 22,6 |
Température maximale moyenne (°C) | 29,2 | 29,2 | 29,7 | 30,3 | 30,9 | 31,4 | 31,6 | 31,9 | 31,7 | 31,3 | 30,5 | 29,7 | 30,6 |
Précipitations (mm) | 83 | 60 | 67,9 | 96,5 | 134,1 | 107,8 | 129,6 | 169,1 | 206,2 | 214,5 | 213,9 | 134 | 1 616,6 |
L’hygrométrie relative oscille quant à elle entre 70% et 95% tout au long de l’année, elle est la plus basse en avril et la plus haute en novembre. A titre de comparaison à Paris nous avons entre 40% et 95% sur les mêmes périodes. De même comme les températures sont plus élevées, une hygrométrie relative indique que l’air est plus chargé d’eau.
Bien sûr, c’est aussi une zone très soumise aux tempêtes, ouragans et cyclones. De nombreux dangers pour les objets en bois, et a fortiori pour les délicats instruments en bois. En fait, c’est presque comme si ils
n’étaient jamais vraiment en sécurité !
Les incidences du climat sur la lutherie
La chaleur et l’humidité posent de nombreux problèmes sur les instruments de la famille du violon :
- La colle animale a tendance à se relâcher. C’est pourquoi de nombreux manches se décollent sous la tension des cordes. De plus, de nombreux décollements ont lieu tout autour de l’instrument.
- Si l’instrument est importé, le montage devient assez rapidement inapproprié. En fait toutes les voûtes se déplacent, c’est pourquoi le son sera irrémédiablement différent. De plus l’âme risque de devenir trop courte et de se déplacer ou tomber. Cela peut aussi entraîner des déformations sur la table. En fait tout le montage a besoin d’être revu après stabilisation du bois car tout l’instrument perd son équilibre.
- La chaleur fait que les musiciens transpirent beaucoup plus sous ce climat. Ce qui entraînement une détérioration accrue de toute ce qui est en contact avec le corps : archet, cordes, touche, manche, vernis etc…
- Le crin naturel des archets est constamment soumis à l’humidité. Si l’archet a été reméché dans un autre climat, le crin va automatiquement se détendre et il sera alors impossible de jouer correctement. C’est un problème qui sera amplifié sur les archets qui sont très nerveux (baguettes en bois de bonne qualité ou archet en carbone) car ils tirent d’avantage sur le crin.
L’approvisionnement
Un autre problème majeur, c’est que les consommables sont très difficiles à trouver sur l’île et en plus, leur prix est exorbitant. C’est pourquoi le moindre bloc de colophane qui tombe par terre peut devenir un handicap majeur pour le musicien. De même, une corde cassée ou un accessoire défectueux vont être délicats à remplacer. Car parfois, ce n’est pas qu’une question de savoir-faire, mais simplement de matériel.
Les frais de port sont effectivement exorbitant et l’île sera de toute façon toujours éloignée des centres de production. Mais existe-t-il des solutions ?
Pourquoi pas :
- Centraliser les achats afin de diminuer les coûts d’importation.
- Trouver des produits adaptés aux conditions extrêmes locales.
- Augmenter la durée de vie des consommables et accessoires grâce à une sensibilisation à leur bon entretien, installation mais aussi montage.
- Utiliser des produits locaux pour ne pas avoir à importer.
Ce que pourrait apporter un luthier en Guadeloupe
Bien sûr, je n’ai pour l’instant pas prévu de déménager mon atelier sur cette belle île. Je ne serai donc pas présent de manière régulière pour pouvoir aider les instrumentistes qui vivent là-bas.
En fait, la solution idéale pour la Guadeloupe serait d’avoir son propre atelier de lutherie spécialisé dans les instruments à cordes frottées. Un lieu qui pourrait non seulement proposer l’entretien et la réparation des instruments de manière régulière, proposer tous les instruments et consommables nécessaires à la bonne pratique. D’ailleurs, il n’est pas forcément nécessaire de produire des instruments directement aux Antilles. Toutefois tous les violons, altos et violoncelles devraient au moins être stabilisés au climat puis remontés dans les meilleures conditions.
C’est en tout cas un beau projet dans lequel je serai ravi d’apporter mon aide. Et j’espère que bientôt cela pourra prendre forme.
Quelques solutions immédiates en vrac
À une époque pas encore si lointaine, certains instruments dits “coloniaux” étaient proposés dans les catalogues des ateliers de Mirecourt. Il s’agissait en fait de simples modifications qui rendaient les instruments beaucoup plus stables grâce à l’utilisation de chevilles en bois sur tous les coins et le manche. Leur démontage était toutefois beaucoup plus compliqué, et l’intérêt n’est peut-être que minime.
Ensuite, pour ce qui est de “l’imperméabilisation” de la colle animale, j’ai déjà de vagues souvenirs de l’emploi d’alun pour la rendre plus résistante à l’action de l’humidité… Mais cela demanderait validation dans un premier temps et expérimentation par la suite.
D’autre part, les archets pourraient également être reméchés dans un atelier guadeloupéen, ce qui augmenterait considérablement la durée de vie du crin qui serait déjà acclimaté à ce taux d’humidité élevé. D’autre part l’utilisation du crin synthétique Coruss pourrait aussi se révéler prometteur car il est entièrement stable et sa durée de vie dans ces conditions est incroyable.
Dans tous les cas, le meilleur moyen restera de pouvoir effectuer tout le travail sur place, avec des matériaux stables et des connaissances appropriées.
L’école de La Corde La à Baie-Mahault
Durant les dix jours de mon séjour, j’ai été accueilli à La Corde La. C’est une école qui existe depuis 2012 et dans celle-ci est principalement enseigné le violoncelle selon la méthode Suzuki, mais aussi le violon, le chant et même les langues. Il s’agit en fait d’une formation musicale complète qui va de l’éveil musical (les plus jeunes musiciens ont 2 ans), jusqu’au solfège et à la pratique d’orchestre.
C’est un lieu très accueillant, une véritable communauté multi-culturelle qui se rassemble autour de la musique, plus précisément même, autour d’une famille. C’était très touchant de voir tous les jours cet établissement qui se transforme en lieu de vie, d’échange et de transmission. Chacun y a son rôle, sa fonction et même les parents d’élèves se joignent à l’effort, voire deviennent eux-même des élèves.
Je ressens beaucoup de gratitude d’avoir eu l’opportunité d’être un luthier en Guadeloupe, l’espace de quelques jours. Mais aussi d’avoir pu recevoir autant de gentillesse et de partager tant de complicité avec cette grande famille.
Bref, un gros moment de nostalgie que de repenser à ces moments qui s’éloignent de plus en plus. Mais ce n’est en fait que le début d’une grande aventure pour un luthier en Guadeloupe !